Muḥammad ʿAlī et ses successeurs
En juillet 1820, Muḥammad ʿAlī, vice-roi d’Égypte sous l’Empire ottoman, envoya une armée sous les ordres de son fils Ismāʿīl pour conquérir le Soudan. Muḥammad ʿAli était intéressé par l’or et les esclaves que le Soudan pouvait fournir et souhaitait contrôler le vaste arrière-pays au sud de l’Égypte. En 1821, le Funj et le sultan du Darfour s’étaient rendus, et le Soudan nilotique, de la Nubie aux contreforts éthiopiens et de la rivière Atbara au Darfour, fit partie de l’empire en expansion de Muḥammad ʿAlī.
La collecte des impôts sous le régime de Muḥammad ʿAlī équivalait à une confiscation virtuelle de l’or, du bétail et des esclaves, et l’opposition à son règne devint intense, éclatant finalement en rébellion et en assassinat d’Ismāʿīl et de son garde du corps. Mais les rebelles manquaient de direction et de coordination, et leur révolte fut brutalement réprimée. Une hostilité maussade chez les Soudanais se heurta à une répression continue jusqu’à la nomination de ʿAlī Khūrshīd Āghā comme gouverneur général en 1826. Son administration marqua une nouvelle ère dans les relations égypto-soudanaises. Il réduisit les impôts et consulta les Soudanais par l’intermédiaire du respecté dirigeant soudanais ʿAbd al-Qādir wad al-Zayn. Des lettres d’amnistie furent accordées aux fugitifs. Un système d’imposition plus équitable fut mis en place, et le soutien de la classe puissante des saints hommes et des cheikhs (chefs de tribus) pour l’administration fut obtenu en les exemptant d’impôts. Mais ʿAlī Khūrshīd ne se contenta pas de rétablir le Soudan dans son état antérieur. Sous son initiative, les routes commerciales furent protégées et étendues, Khartoum fut développée comme capitale administrative, et une foule d’améliorations agricoles et techniques furent entreprises. Lorsqu’il se retira au Caire en 1838, il laissa derrière lui un pays prospère et satisfait.
Son successeur, Aḥmad Pasha Abū Widān, poursuivit sa politique à quelques exceptions près et fit de l’éradication de la corruption officielle sa préoccupation première. Abū Widān traita sans pitié les contrevenants ou ceux qui cherchaient à contrecarrer ses projets de réorganisation de la fiscalité. Il appréciait particulièrement l’armée, qui récoltait les avantages d’une solde régulière et de conditions tolérables en contrepartie du fait qu’elle supportait l’essentiel de l’expansion et de la consolidation de l’administration égyptienne dans le Kassalā et parmi les Arabes Baqqārah du sud du Kordofan. Muḥammad ʿAlī, soupçonnant Abū Widān de déloyauté, le rappela au Caire à l’automne 1843, mais il mourut mystérieusement, beaucoup croyant à un empoisonnement, avant de quitter le Soudan.
Pendant les deux décennies suivantes, le pays stagna à cause de l’inefficacité du gouvernement à Khartoum et des vacillations des vice-rois au Caire. Si les successeurs d’Abū Widān possédaient des talents administratifs, ils étaient rarement en mesure de les démontrer. Aucun gouverneur général ne resta en poste assez longtemps pour introduire ses propres plans, et encore moins pour poursuivre ceux de son prédécesseur. De nouveaux projets n’étaient jamais lancés, et les anciens projets étaient laissés à l’abandon. Sans direction, l’armée et la bureaucratie se démoralisent et deviennent indifférentes, tandis que les Soudanais sont mécontents du gouvernement. En 1856, le vice-roi Saʿīd Pacha visita le Soudan et, choqué par ce qu’il vit, envisagea de l’abandonner complètement. Au lieu de cela, il abolit le poste de gouverneur général et fit en sorte que chaque province soudanaise relève directement de l’autorité vice-royale du Caire. Cet état de choses persista jusqu’à la mort de Saʿīd en 1863.
Pendant ces décennies de quiétude, cependant, deux développements inquiétants commencèrent qui présageaient de futurs problèmes. Réagissant aux pressions des puissances occidentales, en particulier de la Grande-Bretagne, le gouverneur général du Soudan reçut l’ordre de mettre fin au commerce des esclaves. Mais le vice-roi lui-même ne pouvait pas vaincre la coutume établie par un simple trait de plume et l’érection de quelques postes de police. Si la restriction de la traite des esclaves a suscité la résistance des Soudanais, la nomination de fonctionnaires chrétiens dans l’administration et l’expansion de la communauté chrétienne européenne au Soudan ont provoqué un ressentiment ouvert. Les marchands européens, pour la plupart d’origine méditerranéenne, étaient soit ignorés soit tolérés par les Soudanais et limitaient leurs contacts à leurs compatriotes au sein de leur propre communauté et aux fonctionnaires turco-égyptiens dont ils adoptaient fréquemment les manières et les vêtements. Ils devinrent un groupe puissant et influent, dont la contribution durable au Soudan fut de prendre l’initiative d’ouvrir le Nil blanc et le sud du Soudan à la navigation et au commerce après que Muḥammad ʿAlī eut aboli les monopoles commerciaux d’État au Soudan en 1838 sous la pression des puissances européennes.