Introduction
- * Article publié dans RCCS 90 (septembre 2010).
1Dans le contexte des sciences sociales, Karl Polanyi est généralement considéré comme le « père » du concept d’encastrement. La nouvelle sociologie économique n’y fait pas exception, puisqu’elle a adopté cette expression comme l’un de ses concepts centraux (Krippner, 2001 ; Swedberg, 2006). Cependant, le concept a fait l’objet d’une appropriation sélective par cette discipline et sa relation avec le reste de l’édifice théorique construit par Polanyi a été négligée. Il est, en fait, possible de se référer à la « grande transformation » (Beckert, 2007) à laquelle le concept d’encastrement a été soumis : alors que dans le travail de Polanyi, il est associé au niveau macro (économique) et est utilisé comme preuve de la nature exceptionnelle de l’économie de marché capitaliste – désincarnée de la société – dans les NES, il est normalement associé au niveau méso (et même micro), sur l’hypothèse que toutes les économies – y compris les économies capitalistes – sont encastrées. En d’autres termes, les actions économiques des individus font toujours partie intégrante des réseaux de relations sociales.
- 1 Le concept avait déjà été utilisé par Thurnwald, qui fut l’une des influences majeures de Polanyi dans le fi (…)
2L’encastrement1, pour Polanyi, signifie que l’économie est immergée dans les relations sociales, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être une sphère séparée et autonome vis-à-vis de la société dans son ensemble. Il faut toutefois souligner que l’auteur n’avait pas l’intention de créer un nouveau concept et qu’il ne semblait pas du tout préoccupé de lui donner une définition explicite. C’est peut-être la raison pour laquelle le concept de (dés)encastrement a fait l’objet d’un certain nombre d’interprétations contradictoires. Pourtant, la meilleure façon de comprendre le véritable sens et les implications du concept est d’essayer de le saisir en étroite interconnexion avec l’ensemble de l’édifice théorique et conceptuel de Polanyi, c’est-à-dire en saisissant son rôle, sa fonction, sa relation et sa place dans la pensée de l’auteur. D’ailleurs, essayer de comprendre le concept uniquement à partir d’un certain nombre de déclarations disparates faites par l’auteur – à savoir à partir de ses utilisations explicites dans La Grande Transformation – peut s’avérer une entreprise inutile et trompeuse plutôt qu’éclairante (comme nous verrons que c’est le cas dans le contexte de la Nouvelle Sociologie Économique).
- 2 Un universitaire se demande de manière pointue si, selon Polanyi, la théorie formaliste peut être entièrement appliquée (…)
3J’ai montré ailleurs le caractère unique de l’économie de marché capitaliste moderne telle que la voit Polanyi (Machado, 2009). Je vais maintenant résumer certains des principaux concepts qui la sous-tendent. Pour bien comprendre l’œuvre et la pensée de Polanyi, il faut commencer par analyser la distinction qu’il fait entre le sens substantiel et le sens formel du mot économie. L’approche formaliste se base sur une rareté ontologique des moyens de pourvoir aux besoins humains, et prend comme objet d’analyse l’individu discret (« rationnel ») qui cherche à maximiser ses gains, c’est-à-dire qu’elle reste dans les prédicats de l’homo economicus. Selon Polanyi, le schéma formaliste – fondé sur le modèle néoclassique de la théorie économique – ne peut être appliqué qu’à l’étude des économies capitalistes modernes, où les marchés de fixation des prix jouent un rôle crucial.L’approche substantiviste, en revanche, dans son effort pour étudier le rôle de l’économie au sein de la société, traite des formes institutionnelles prises par le processus de satisfaction des besoins humains dans différentes sociétés, passées et présentes, sa préoccupation principale étant la suffisance plutôt que l’efficacité.
- 3 Pour une analyse des formes d’intégration proposées par Polanyi ainsi que de leur utilisation empirique i (…)
4Donc, selon l’auteur, il faut reconnaître la pertinence de la définition substantielle, qui considère l’économie comme un processus institué d’interaction entre l’homme et son environnement naturel et social. Un tel processus aboutit à un approvisionnement continu – et, dans ce cas, universel – en moyens matériels pour satisfaire les besoins humains, et constitue le fondement de la méthode envisagée par Polanyi : l’analyse institutionnelle. L’économie peut bien sûr être instituée de différentes manières d’une société à l’autre, et c’est pourquoi Polanyi identifie trois grands modèles, ou ce que l’on appelle des formes d’intégration – la réciprocité, la redistribution et l’échange (de marché) – qui se combinent pour donner à l’économie son unité et sa stabilité, c’est-à-dire l’interdépendance et la récurrence de ses parties3.
- 4 Précisons le concept de capitalisme, que Polanyi définit comme un système interconnecté de pric (…)
5Selon la classification de Polanyi, les sociétés primitives ou tribales sont caractérisées par la réciprocité et aussi, dans une certaine mesure, par la redistribution. Les sociétés archaïques, quant à elles, sont principalement redistributives, bien qu’il puisse y avoir de la place pour un certain échange. Il faut cependant garder à l’esprit que le système des marchés autorégulateurs comme forme dominante d’intégration ne se trouve que dans les sociétés modernes. Nous pouvons donc conclure que la tentative de Polanyi de formaliser une économie comparative pertinente au niveau mondial et l’importance du concept d’encastrement lui-même sont précisément le résultat de son besoin de souligner avec force les différences entre les divers systèmes sociaux et économiques, à savoir entre le capitalisme et toutes les sociétés qui l’ont précédé. La pensée de Karl Polanyi est motivée par la volonté de mettre en évidence l’exceptionnalité absolue de l’économie de marché4 dans l’histoire de l’humanité. La condition d’encastrement/désencastrement doit être comprise, avant tout, dans le contexte de cette distinction.
Karl Polanyi : Le désencastrement de l’économie capitaliste
6En fait, certains auteurs ont tendance à se plaindre que le concept d’encastrement n’est utilisé que deux fois tout au long de La Grande Transformation. Cependant, un lecteur imprégné de la bonne perspective – c’est-à-dire un lecteur qui a fait une étude et une analyse approfondie de la pensée de Polanyi dans son intégralité – sera en mesure de saisir toute la signification du concept :
Le modèle du marché, étant lié à un motif particulier qui lui est propre, le motif du camion ou du troc, est capable de créer une institution spécifique, à savoir le marché. En fin de compte, c’est la raison pour laquelle le contrôle du système économique par le marché est d’une conséquence écrasante pour l’ensemble de l’organisation de la société : cela ne signifie rien de moins que le fonctionnement de la société en tant qu’auxiliaire du marché. Au lieu que l’économie soit intégrée dans les relations sociales, les relations sociales sont intégrées dans le système économique. L’importance vitale du facteur économique pour l’existence de la société exclut tout autre résultat. En effet, une fois que le système économique est organisé en institutions distinctes, fondées sur des motifs spécifiques et conférant un statut particulier, la société doit être façonnée de manière à permettre à ce système de fonctionner selon ses propres lois. C’est le sens de l’affirmation familière selon laquelle une économie de marché ne peut fonctionner que dans une société de marché. (Polanyi, 2000 : 77, c’est nous qui soulignons)
Dans les vastes systèmes anciens de redistribution, les actes de troc ainsi que les marchés locaux étaient un trait habituel, mais pas plus que subordonné. Il en va de même là où la réciprocité règne ; les actes de troc sont ici généralement inscrits dans des relations à long terme impliquant confiance et assurance, une situation qui tend à oblitérer le caractère bilatéral de la transaction. (Polanyi, 2000 : 81-82, c’est nous qui soulignons)
7Ces citations illustrent parfaitement le fait fondamental que, tout au long du livre, Polanyi oppose clairement la société capitaliste aux communautés passées, où l’économie, encadrée par d’autres modèles institutionnels, n’existait pas séparément de la société en général, et n’était même pas, la plupart du temps, une entité identifiable et perceptible, puisqu’elle était totalement immergée dans les relations sociales. Au contraire, sous le capitalisme, l’économie s’est désencastrée (c’est-à-dire détachée ou, pour ainsi dire, autonomisée), laissant la société à la merci d’un mécanisme aveugle – le marché autorégulateur – qui la contrôle et la domine. Ainsi, en pratique, l’encastrement de l’économie équivaut à l’absence d’un système de marchés de fixation des prix.
8Par ailleurs, et plus important encore, seule une analyse superficielle se contenterait d’une recherche explicite et littérale du sens du concept. Il semble évident qu’il serait trop réducteur de limiter son enquête à la recherche ou au comptage du nombre de fois où le mot » (dis)embeddedness » apparaît. Il convient également de souligner que, tout au long de son œuvre, Polanyi exprime des idées similaires sans exactement recourir à ce mot particulier. Pour s’en convaincre, examinons deux exemples révélateurs, bien que communément négligés, tirés de La Grande Transformation :
La découverte remarquable des recherches historiques et anthropologiques récentes est que l’économie de l’homme, en règle générale, est immergée dans ses relations sociales. Il n’agit pas de manière à sauvegarder son intérêt individuel dans la possession de biens matériels ; il agit de manière à sauvegarder sa position sociale, ses revendications sociales, ses biens sociaux. Il n’apprécie les biens matériels que dans la mesure où ils servent à cette fin. Ni le processus de production ni celui de distribution ne sont liés à des intérêts économiques spécifiques liés à la possession de biens ; mais chaque étape de ce processus est orientée vers un certain nombre d’intérêts sociaux qui, en fin de compte, garantissent que l’étape requise soit franchie. Ces intérêts seront très différents selon qu’il s’agit d’une petite communauté de chasseurs ou de pêcheurs ou d’une vaste société despotique, mais dans les deux cas, le système économique sera dirigé par des motifs non économiques. (Polanyi, 2000 : 65, c’est nous qui soulignons)
Un marché autorégulateur n’exige rien de moins que la séparation institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique. Une telle dichotomie n’est, en effet, que la réaffirmation, du point de vue de la société dans son ensemble, de l’existence d’un marché autorégulateur. On pourrait faire valoir que la séparation des deux sphères existe dans tous les types de société et à toutes les époques. Une telle déduction, cependant, serait basée sur une erreur. Certes, aucune société ne peut exister sans un système quelconque qui assure l’ordre dans la production et la distribution des biens. Mais cela n’implique pas l’existence d’institutions économiques distinctes ; normalement, l’ordre économique est simplement une fonction de l’ordre social. Ni dans les conditions tribales, ni dans les conditions féodales, ni dans les conditions mercantiles, il n’y avait, comme nous l’avons vu, un système économique distinct dans la société. La société du dix-neuvième siècle, dans laquelle l’activité économique était isolée et imputée à un motif économique distinctif, constituait un départ singulier. (Polanyi, 2000 : 92-93, c’est nous qui soulignons)
9Il faut garder à l’esprit que l’intervention ou la réglementation de l’État ne signifie pas que l’économie est encastrée. On trouve chez Polanyi deux types de régulation différents, qui ne démentent pas l’existence empirique d’une économie désincorporée, mais sont au contraire intimement liés à sa mise en œuvre historique : a) la mise en place des conditions préalables à la naissance d’une économie de marché (enclosures, mise en place d’un marché du travail » libre « , etc.) ; b) des mesures de protection contre la désincorporation, visant principalement à ralentir le rythme des changements induits par la transformation en économie de marché (droit du travail, Speenhamland, etc.).
10La réglementation étatique ne peut que fournir le cadre nécessaire au fonctionnement du marché (autorégulé), mais elle ne peut pas dicter son fonctionnement (ce qui serait illogique). Selon Polanyi, il existe un ensemble d’hypothèses concernant l’État et ses politiques, et toutes les mesures ou politiques qui interfèrent avec le fonctionnement du marché sont à éviter. Les prix, l’offre et la demande – rien de tout cela ne doit être stipulé ou réglementé ; les seules politiques et mesures valables seront celles qui visent à garantir que le marché s’autorégule, créant ainsi les conditions pour qu’il soit le seul pouvoir organisateur dans la sphère économique (Polanyi, 2000 : 90-91 ; Stanfield, 1986 : 111). Pour Polanyi, l’existence de l’Etat – l’Etat (démocratique) « libéral » – n’est pas synonyme d’encastrement, tout comme les mesures de protection sociale ne sont pas synonymes de (ré)encastrement. A l’inverse, la séparation entre la politique et l’économie est la preuve même du désencastrement.
11Une fois que nous aurons compris l’importance du concept de (dés)encastrement comme quelque chose qui est intimement associé à l’analyse comparative de Polanyi de l’économie de marché et des économies passées, son rôle central dans la pensée polanyienne deviendra évident. Si, en revanche, nous nous attachons surtout à compter le nombre exact de fois où le mot « désincorporation » est utilisé dans son œuvre, nous conclurons – fallacieusement – que le concept n’avait que peu de pertinence pour Polanyi en premier lieu, et le leitmotiv de toute son enquête nous échappera. En outre, nous minimiserons probablement sa signification et aurons tendance à le rejeter comme un simple malentendu, en nous appropriant sélectivement ce qui, après tout, nous semble plus important : le terme même de « (dis)embeddedness », clairement doté d’une signification différente. Je crois que c’est ce qui s’est passé avec le NES. Mais nous y reviendrons plus tard.
- 5 Polanyi, 1966 : 60, 81 ; 1968a : 141, 148 ; 1968b : 70 ; 1977a : 9 ; 1977b : 53 ; Polanyi et al, 1968 : 118-1 (…)
12Pour autant, remarquons que le mot » (dis)embeddedness » n’est pas utilisé avec tant de parcimonie par Polanyi.5 Malgré cela, la plupart des auteurs se contentent de mentionner les deux occurrences dans le magnum opus de Polanyi, sans lire le reste de son œuvre (comme c’est le cas de Barber, 1995 ; Ghezzi et Mingione, 2007 ; Granovetter, 1985. Swedberg ne fait pas une seule référence à Polanyi dans sa bibliographie). Il faut se reporter à « Aristote découvre l’économie » (Polanyi, 1957), un article rarement mentionné dans la littérature, pour trouver ce qui est peut-être l’utilisation la plus claire et la plus systématique du concept d’encastrement par Polanyi. Examinons une citation longue mais révélatrice – en fait la plus révélatrice – concernant le concept de dis(embeddedness) :
L’outil conceptuel avec lequel aborder cette transition de l’absence de nom à une existence séparée que nous soumettons, est la distinction entre la condition encastrée et désencastrée de l’économie par rapport à la société. L’économie désincarnée du dix-neuvième siècle était séparée du reste de la société, et plus particulièrement du système politique et gouvernemental. Dans une économie de marché, la production et la distribution de biens matériels s’effectuent en principe par le biais d’un système autorégulé de marchés qui fixent les prix. Elle est régie par des lois qui lui sont propres, les lois dites de l’offre et de la demande, et motivée par la peur de la faim et l’espoir du gain. Ce ne sont pas les liens du sang, la contrainte légale, l’obligation religieuse, la féodalité ou la magie qui créent les situations sociologiques qui font participer les individus à la vie économique, mais des institutions spécifiquement économiques telles que l’entreprise privée et le système salarial.
Dans un système de marché, la subsistance des hommes est assurée par le biais d’institutions qui sont activées par des motifs économiques et régies par des lois spécifiquement économiques. Le vaste mécanisme global de l’économie peut être conçu pour fonctionner sans l’intervention consciente de l’autorité humaine, de l’État ou du gouvernement.
C’est donc la version du XIXe siècle d’une sphère économique indépendante dans la société. Elle est distincte sur le plan de la motivation, car elle reçoit son impulsion de l’envie de gain monétaire. Elle est institutionnellement séparée du centre politique et gouvernemental. Elle atteint une autonomie qui lui confère des lois qui lui sont propres. En elle, nous possédons le cas extrême d’une économie désincarnée qui tire son origine de l’utilisation généralisée de l’argent comme moyen d’échange. (Polanyi, 1957 : 67-68, je souligne)
- 6 Un universitaire conteste la validité de cette (longue) citation comme représentative de l’œuvre de Polanyi. Encore une fois (…)
13Il semble évident que, pour Polanyi, l’économie de marché était effectivement désencastrée.6 Nous pouvons dire que « l’économie de marché a ainsi créé un nouveau type de société. Le système économique ou productif était ici confié à un dispositif autonome. Un mécanisme institutionnel contrôlait les êtres humains dans leurs activités quotidiennes ainsi que les ressources de la nature » (Polanyi, 1968b : 62). Et l’auteur oppose encore la société capitaliste aux sociétés primitives et archaïques :
Aussi longtemps que ces dernières formes d’intégration prévalent, aucun concept d’économie n’a besoin de surgir. Les éléments de l’économie sont ici intégrés dans des institutions non économiques, le processus économique lui-même étant institué par la parenté, le mariage, les groupes d’âge, les sociétés secrètes, les associations totémiques et les solennités publiques. L’expression « vie économique » n’aurait ici aucune signification évidente. Il n’existait, en règle générale, aucun terme pour désigner le concept d’économique. Ce concept était absent. La raison principale de l’absence de tout concept d’économie est la difficulté d’identifier le processus économique dans des conditions où il est enchâssé dans des institutions non économiques. (Polanyi, 1957 : 70-71)
14Pour cette raison, dans les sociétés du passé, l’économie était non seulement enchâssée dans la société mais la plupart du temps, ces sociétés ne possédaient aucune notion, aucun concept ou aucune conscience d’une sphère économique clairement identifiable ou reconnaissable comme telle par leurs membres.
La nouvelle sociologie économique : « Toutes les économies sont encastrées »
- 7 Parmi les grands noms de la NES, outre Swedberg et Granovetter, il faut mentionner Patrik Aspers, J (…)
15Selon Swedberg, « la sociologie économique est un terme que l’on entendait rarement il y a dix ans mais qui est redevenu assez populaire. Aujourd’hui, les départements de sociologie sont classés en fonction de leur importance dans ce domaine, et un nombre respectable d’articles et de livres qui se qualifient eux-mêmes de ‘sociologie économique’ apparaissent chaque année » (2006 : 2). Graça, à son tour, souligne à juste titre que « dans le domaine de la théorie sociale au cours des dernières décennies, l’émergence de la « nouvelle sociologie économique », notamment en relation avec des auteurs tels que Mark Granovetter et Richard Swedberg7, est un fait fondamentalement pertinent et significatif » (2005 : 111).
16L’un des développements les plus importants des sciences sociales au cours des dernières décennies a été la tentative de combler le vide laissé par l’échec de la science économique dominante en ce qui concerne l’enquête sur les institutions économiques. C’est précisément le contexte dans lequel l’émergence de la nouvelle sociologie économique doit être comprise (Swedberg, 1997 : 161). Cependant, comme le dit à nouveau Graça,
- 8 Beckert exprime une opinion similaire : « la sociologie économique trouve un dénominateur unificateur dans sa critique (…)
NES a osé réfuter, ne serait-ce qu’en partie, certaines hypothèses et méthodes de l’économie académique. Mais en même temps, elle s’est empressée de délimiter la portée de cette réfutation et a eu tendance à revenir sans cesse sur ses pas et à reprendre l’allégation traditionnelle et auto-légitimante selon laquelle il existe un certain nombre de points de vue ou d’angles d’analyse et que son propre point de vue n’est qu’un parmi d’autres, en juxtaposition – plutôt qu’en opposition – avec celui de l’économie8. (2005 : 111, c’est nous qui soulignons)
17La nouvelle discipline trouve ses racines dans un certain nombre d’études datant du début des années 1980. Mais si l’on devait choisir une année particulière pour marquer sa véritable « naissance », le choix se porterait sur 1985, année de la publication, par Granovetter, de ce qui allait devenir l’article le plus populaire de la sociologie économique contemporaine, « Economic Action and Social Structure : The Problem of Embeddedness » (cf. Swedberg, 1997 : 161-162). Il convient toutefois de souligner que, contrairement à l’économie moderne, la sociologie économique ne dispose toujours pas d’un noyau central d’idées et de concepts résultant d’un processus de formation, de mélange et de raffinement sur une période de temps considérable. Au lieu de cela, la sociologie économique – très semblable à ce qui se passe dans le domaine de la sociologie – consiste en un ensemble de perspectives concurrentes, certaines plus cohérentes que d’autres (Swedberg, 2006 : 3).
- 9 Le concept d’encastrement a été utilisé dans d’autres disciplines également. En plus de la fourmi économique (…)
18Malgré cela, certains concepts centraux ont gagné en importance. Parmi ceux-ci, on trouve le concept d’encastrement et le concept connexe de réseaux (sociaux). Swedberg va jusqu’à affirmer que « le concept le plus célèbre de la sociologie économique actuelle est de loin celui d’encastrement » (2006 : 3). Et Krippner ajoute : « La notion d’encastrement jouit d’une position privilégiée – et jusqu’à présent, largement incontestée – en tant que principe d’organisation central de la sociologie économique. Le terme a été largement accepté comme représentant les thèmes unificateurs centraux du sous-domaine » (Krippner, 2001 : 775). La centralité de l’encastrement pour la » nouvelle sociologie économique » (du milieu des années 1980 à aujourd’hui) est incontestable (Swedberg, 2006 : 3).9
- 10 Ailleurs, Swedberg précise également que si Polanyi a proposé le concept d’encastrement à h (….)
19Swedberg observe que Granovetter (1985) a introduit un concept d’encastrement qui est non seulement différent de celui de Polanyi, mais aussi plus utile sur le plan analytique. Tout d’abord, il a remis en question la dimension politique des idées de Polanyi en soutenant que les économies précapitalistes étaient aussi encastrées que l’économie capitaliste elle-même, étant donné que toutes deux sont sociales, dans le sens où elles sont encastrées dans la structure sociale. Deuxièmement, il a donné au concept d’encastrement une plus grande précision analytique en insistant sur le fait que toutes les actions économiques sont encastrées dans des réseaux de relations sociales.10 Ainsi, en vérité, il n’existe pas d’encastrement général de l’économie ; toutes les actions économiques ont une manifestation interpersonnelle, qui, grâce à la théorie des réseaux, peut maintenant être définie avec précision (Swedberg, 2006 : 4).
20Donc, ce qui fait de l’encastrement un concept particulièrement utile, selon de nombreux sociologues économiques, ce sont ses liens avec la théorie des réseaux. Ce type de méthode, qui est devenu très populaire parmi la (nouvelle) sociologie économique actuelle, fournit à l’analyste une métrique pour examiner les interactions sociales, y compris les interactions économiques. Parce qu’elle s’appuie fortement sur la représentation visuelle, la théorie des réseaux offre au chercheur un instrument grâce auquel des relations sociales complexes peuvent être rapidement rendues et interprétées (Swedberg, 2006 : 4-5).
21Nous pouvons conclure que l’avènement de la NES a été associé à un ensemble d’idées clés : toutes les actions économiques sont » encastrées » ; les marchés peuvent être conceptualisés comme des » structures sociales » ; et les actions économiques comprennent à la fois une composante rationnelle et une composante socioculturelle (Swedberg, 2004 : 317). Selon Swedberg,
La sociologie économique, telle qu’elle existe aujourd’hui, peut être décrite comme un sous-domaine bien établi de la sociologie avec une identité distincte qui lui est propre . Il a été fortement ressenti, à partir des années 1980, qu’il était important pour la sociologie économique d’avoir son propre profil, qui pourrait la distinguer en particulier de l’économie néoclassique dominante, mais aussi d’autres approches de l’économie, telles que la socio-économie et la « vieille » économie institutionnaliste. (Swedberg, 2004 : 325, c’est nous qui soulignons)
22Ce qui est intéressant dans cette citation, c’est que, malgré la prétention de la NES à s’inscrire – au moins dans une certaine mesure – dans l’héritage de Polanyi, elle a également ressenti le besoin de s’éloigner de la « vieille » économie institutionnaliste. Mais il est bien connu que Polanyi tend à être rattaché à cette même « école », dans le sillage d’auteurs comme Veblen, Commons, etc. (Stanfield, 1986).
3.2 Aperçu de la littérature
23Il est juste de dire que la position classique de la NES reste celle de Granovetter (1985), qui lie étroitement le concept de (dés)encastrement à celui des réseaux sociaux et donc à un niveau « méso » (et souvent même « micro »), par opposition à une perspective « macro ». Cette position, en bref, soutient que » le comportement est étroitement intégré dans les réseaux de relations interpersonnelles » (Granovetter, 1985 : 504).
24Selon Granovetter, l’une des préoccupations centrales de la théorie sociale a été de comprendre dans quelle mesure le comportement et les institutions sont impactés par les relations sociales. Ainsi, dans « Economic Action and Social Structure », il tente d’analyser dans quelle mesure, dans la société industrielle moderne, l’action économique est ancrée dans les structures des relations sociales. Les approches néoclassiques courantes offrent une explication « sous-socialisée » de cette action, c’est-à-dire fondée sur l’acteur atomisé. Les économistes réformistes qui cherchent à ramener la structure sociale dans l’analyse, en revanche, le font de manière « sursocialisée ». Les deux explications se ressemblent paradoxalement dans leur négligence des structures permanentes des relations sociales (Granovetter, 1985 : 481-2).
25Il s’ensuit qu' »une analyse fructueuse de l’action humaine exige que nous évitions l’atomisation implicite dans la théorie des conceptions sous- et sur-socialisées. » La raison en est que
Les acteurs ne se comportent pas ou ne décident pas comme des atomes en dehors d’un contexte social, et ils n’adhèrent pas servilement à un script écrit pour eux par l’intersection particulière des catégories sociales qu’ils se trouvent occuper. Leurs tentatives d’action intentionnelle sont plutôt ancrées dans des systèmes concrets et continus de relations sociales. (Granovetter, 1985 : 487, c’est nous qui soulignons)
26En ce qui concerne le débat substantivistes vs formalistes (Machado, 2009 : 15-54), Granovetter nous dit que sa
vision diverge des deux écoles de pensée. J’affirme que le niveau d’encastrement du comportement économique est plus faible dans les sociétés non marchandes que ne le prétendent les substantivistes et les théoriciens du développement, et qu’il a moins changé avec la » modernisation » qu’ils ne le croient ; mais je soutiens aussi que ce niveau a toujours été et continue d’être plus substantiel que ne l’admettent les formalistes et les économistes. (Granovetter, 1985 : 482-483)
27Notez cependant que Granovetter ne tente pas d’aborder ces questions en pensant aux sociétés non marchandes. Au lieu de cela, il formule une théorie du concept d’encastrement dont l’importance est illustrée par un problème posé par la société moderne : quelles transactions, dans la société capitaliste moderne, ont lieu sur le marché et lesquelles sont subsumées au sein d’entreprises organisées hiérarchiquement (Granovetter, 1985 : 493). Mais comme il l’admet à la fin,
J’ai eu peu à dire sur les circonstances historiques ou macrostructurelles générales qui ont conduit les systèmes à présenter les caractéristiques socio-structurelles qu’ils ont, et je ne prétends donc pas que cette analyse réponde à des questions à grande échelle sur la nature de la société moderne ou les sources du changement économique et politique. (Granovetter, 1985 : 506, c’est nous qui soulignons)
28Néanmoins, il estime que l’argument en faveur de l’encastrement montre » non seulement qu’il y a une place pour les sociologues dans l’étude de la vie économique mais que leur perspective y est urgemment requise » (Granovetter, 1985 : 507).
29Dans un commentaire particulièrement éclairant (Krippner et al., 2004), Granovetter admet qu’au cours des dernières années, il a rarement utilisé le concept d’encastrement dans ses écrits « parce qu’il est devenu presque dénué de sens, étiré pour signifier presque n’importe quoi, de sorte qu’il ne signifie donc rien » (Krippner et al., 2004 : 113). Cette pièce particulière devient encore plus intéressante lorsque Granovetter fait la lumière sur la genèse de son article fondateur. Selon lui, il a utilisé le concept d’encastrement dans son article de 1985 dans un sens plus étroit et quelque peu différent de celui initialement proposé par Polanyi:
la raison est que je n’essayais pas d’emprunter le terme à Polanyi, ni de me le réapproprier ou de le réintroduire. Je me suis replongé dans mes vieux carnets et j’ai découvert que j’avais utilisé le terme « embeddedness » dans certaines de mes toutes premières notes, avant même d’avoir lu Polanyi. Et je l’ai utilisé de la même manière que dans l’article de 1985, pour désigner la manière dont les activités sociales et économiques sont mêlées aux réseaux de relations sociales. J’ai lu en particulier « The Economy as Instituted Process ». Ce n’est que bien plus tard que j’ai vraiment lu attentivement The Great Transformation. (Krippner et al., 2004 : 113)
30Pour citer encore Granovetter : « quand j’en suis venu à écrire l’article sur l’encastrement, j’avais, en fait, oublié Polanyi, et je ne pensais pas à lui quand j’ai écrit cet article » (Krippner et al., 2004 : 114). Après que la version préliminaire ait commencé à circuler, l’auteur a été salué par l’un de ses lecteurs pour avoir ramené le concept d’encastrement de Polanyi. En vérité, cependant,
J’ai lu la lettre et j’ai pensé ‘oh mon dieu, j’avais complètement oublié que Polanyi l’utilise, et l’utilise d’une manière quelque peu différente’. Donc j’ai dit un peu dans l’article sur l’encastrement à propos de Polanyi, mais la principale chose que j’essayais de faire dans cette petite section était de me distancer de son utilisation de l’encastrement. (Krippner et al., 2004 : 114)
31Je pense que les deux dernières citations parlent d’elles-mêmes. Ce n’est pas sans ironie que l’article le plus largement mentionné comme méritant de revendiquer un héritage « polanyien » dans la discipline de la (nouvelle) sociologie économique ne fait aucune allusion au travail de Polanyi.
32Dans la NES, il est communément compris – et d’une certaine manière cette compréhension est devenue la prémisse de la plupart des recherches menées au sein de la discipline – que la principale préoccupation de Granovetter dans son article fondateur était l’affirmation que l’analyse des réseaux sociaux est le but principal ou unique de l’entreprise sociologique (voir par exemple Swedberg, 1997 : 165). Mais Granovetter pense avoir été explicite concernant sa propre recherche lorsqu’il a pris la décision stratégique « d’examiner les réseaux sociaux comme un niveau intermédiaire entre les niveaux inférieurs et les niveaux supérieurs » (Krippner et al., 2004 : 114). Tout en admettant qu’il n’a peut-être pas exprimé son point de vue assez clairement dans cet article, l’auteur affirme qu’il est évident que « vous ne pouvez pas vous contenter d’analyser les réseaux sociaux, vous devez également analyser les institutions, la culture, la politique et tous les éléments micro et macro, dont le « méso-niveau » des réseaux sociaux se trouve au milieu » (Krippner et al., 2004 : 114). Granovetter poursuit en concluant que « si j’avais su qu’il s’agirait d’un article influent, j’aurais pris davantage soin de dire qu’il y a plus dans la vie que la structure des réseaux sociaux » (Krippner et al., 2004 : 115).
33Barber, à son tour, soutient qu' »une meilleure compréhension théorique générale de l’encastrement devrait être d’une grande utilité dans l’analyse sociologique contemporaine » (1995 : 388). Le concept (culturel) central auquel l’encastrement est lié est celui de « marché ». En fait, l’histoire du concept d’encastrement peut être considérée comme une longue lutte pour surmonter ce que Barber appelle « l’absolutisation du marché » (Barber, 1995 : 388).
34Pour Barber, l’échange marchand est interdépendant d’un ensemble de variables sociales, structurelles et culturelles qui forment les systèmes sociaux modernes, à savoir l’équité, l’efficacité, l’universalisme, les règles de propriété spécifiques, etc. (Barber, 1995 : 399). Ainsi, si l’analyse de Polanyi concernant les trois formes d’intégration – réciprocité, redistribution et échange – peut être précieuse, elle le devient moins et même trompeuse lorsqu’elle aborde la question de leurs différents » niveaux » d’encastrement :
Polanyi décrit le marché comme étant « désincarné », les deux autres types d’échanges économiques comme étant plus « encastrés » dans les autres éléments sociaux-structurels et culturels-structurels de la société. comme cela devrait maintenant être clair, après ce qui a été dit sur la connexion des trois types d’échanges économiques avec un certain ensemble d’éléments sociaux-structurels et culturels dans les systèmes sociaux dans lesquels ils se produisent, notre proposition forte, contrairement à celle de Polanyi, est que toutes les économies sont inéluctablement encastrées. (Barber, 1995 : 400)
35Par conséquent,
Bien que le système de marché moderne puisse sembler plus différencié des autres structures du système social, quelque peu plus concrètement séparé, cette image détourne l’attention du fait fondamental de son interdépendance multiple et complexe avec le reste du système social. Le fait de qualifier le marché de « désincarné » détourne l’attention analytique de la nature exacte de cette interdépendance… (Barber, 1995 : 400). (Barber, 1995 : 400)
36Barber exprime même sa déception quant au fait que Polanyi n’a pas explicitement conçu un système social dans lequel l’économie était toujours une partie de – et juste une partie parmi – les parties (sociales, structurelles et culturelles) diversement différentes et interdépendantes qui constituent l’essence de tout système social particulier (Barber, 1995 : 401).
37Selon Barber, l’article de Granovetter a eu le grand mérite de souligner précisément comment chaque action économique s’inscrit dans des relations sociales non économiques. Mais il a tout de même quelques critiques à formuler à l’égard de cet article, la plus saillante étant que l’analyse de Granovetter « ne montre aucune compréhension de l’importance des systèmes sociaux plus larges dans lesquels toutes les économies sont situées » (Barber, 1995 : 406). Toujours selon Barber,
Granovetter dit que le comportement économique est ancré dans la « structure sociale », et pour lui la structure sociale ne signifie apparemment que les réseaux de relations interpersonnelles. Il n’y a aucune spécification des différentes structures sociales et culturelles qui composent le système social plus large. Où ont disparu les structures sociales de la parenté, de la stratification, du sexe, de l’âge, de l’économie, de la politique, des organisations, de l’éducation et des communications ? (ibid. : 406-407)
38La thèse principale de Barber, en bref, est que la meilleure façon pour le concept d’encastrement d’évoluer serait de reconnaître que tous les types d’économie sont encastrés dans des systèmes sociaux complexes et plus complets. D’autre part, les composantes socio-structurelles, socio-culturelles et de personnalité de ces systèmes devraient être précisées. Enfin, leurs interrelations avec les systèmes économiques – qui ne sont qu’une partie du système social – devraient être mieux comprises et, par conséquent, stabilisées ou transformées (Barber, 1995 : 407-408).
39La perspective de Block (cf. 2000 ; 2003) est peut-être la plus distinctive au sein de la NES, même s’il finit aussi par conclure que toutes les économies sont encastrées. Tout d’abord, il faut dire que pour lui, le concept est imprégné de la signification qui lui a été donnée pour la première fois par Polanyi, c’est-à-dire comme faisant référence à une perspective « macro », à une compréhension globale du système économique dans son ensemble. Néanmoins, ses conclusions sont différentes de celles de Polanyi en ce qui concerne la nature désincarnée du capitalisme.
40Selon Block, l’économie de marché moderne a une tendance latente à la désincarnation, ce qui signifie que, empiriquement parlant, l’économie est très proche d’être désincarnée. Cependant, la désincarnation « à part entière » est tout simplement impossible, car elle détruirait immédiatement la société. En raison de la nécessité de l’intervention de l’État et de la protection sociale, en particulier en ce qui concerne la réglementation des marchandises fictives, l’économie, même l’économie capitaliste, « est toujours intégrée ». Ainsi, selon Block, une économie autorégulée n’est rien d’autre qu’une (dure) utopie. Même si c’est de manière ambiguë, Karl Polanyi lui-même affirme l’impossibilité pratique d’une désincorporation totale. L’ambiguïté provient de la tension entre le Polanyi influencé par un cadre théorique marxiste (jusqu’aux années 1930) et un Polanyi plus tardif, impliqué dans les concepts et les positions qu’il avait lui-même façonnés en écrivant La Grande Transformation, et qui allaient souvent à l’encontre de ceux du cadre de référence antérieur (Block, 2003). En bref, le capitalisme se dirige vers un état de désincarnation et s’en approche en fait très près, mais il n’atteindra jamais cet état sans provoquer l’effondrement de la société.
41À divers moments, Polanyi semble effectivement confirmer les affirmations de Block, comme lorsqu’il déclare que » l’idée d’un marché auto-ajustable impliquait une utopie austère » (Polanyi, 2000 : 18). Mais il faut noter qu’il a écrit ces mots dans La Grande Transformation alors qu’il croyait assister à l’effondrement, enfin, de la « civilisation du XIXe siècle », c’est-à-dire à la disparition d’une société fondée sur le marché autorégulé (Polanyi, 2000 : 17-18). Ainsi, le marché autorégulé avait prouvé son incapacité pratique à organiser la vie des sociétés humaines. « L’utopie » (la dystopie), qui était alors démentie par les événements, résultait de l’échec empirique du système capitaliste (qui en fait, comme nous le savons maintenant, ne s’est pas produit) : non pas du fait qu’aucun marché autorégulé n’avait jamais existé, mais du fait que sa courte existence pendant une période (relativement) brève avait conduit l’humanité à la plus grande crise de son histoire. Pour Polanyi, ce sont les événements historiques (réels) qui ont invalidé les prétendues vertus du marché, marquant ainsi le début d’une « grande transformation » caractérisée par l’apparition d’autres expériences économiques (socialisme, fascisme et New Deal). L’utopie du marché autorégulé ne découle pas de son impossibilité pratique, mais plutôt de la croyance qu’il pourrait fonctionner indéfiniment sans jamais causer d’effets profondément nuisibles à l’Homme et à la nature. » La civilisation industrielle continuera d’exister lorsque l’expérience utopique d’un marché autorégulé ne sera plus qu’un souvenir » (Polanyi, 2000 : 290).
42Krippner, qui est bien conscient des différences entre le concept d’encastrement tel qu’il a été proposé pour la première fois par Polanyi et celui envisagé par Granovetter, a écrit une revue approfondie des deux visions (Krippner et Alvarez, 2007). Bien que reconnaissant le mérite de l’affirmation de Granovetter selon laquelle toutes les économies sont encastrées, Krippner critique le fait que le camp de la NES a évolué et s’est façonné presque exclusivement autour de ce concept (Krippner, 2001 : 775-776).
43Ce qui se passe, c’est que, à un degré encore plus élevé que la plupart des sous-domaines de la sociologie, la (nouvelle) sociologie économique est construite sur une idée clé : le concept d’encastrement. D’où l’argument de Krippner selon lequel la notion d’encastrement a détourné l’attention d’autres problèmes théoriques importants. Elle suggère spécifiquement que la négligence relative du concept de marché dans la sociologie économique est une conséquence de la manière dont la notion d’encastrement a été formulée. Paradoxalement, l’intuition de base – en soi extrêmement utile – selon laquelle les marchés sont socialement encastrés a conduit les sociologues économiques à considérer le marché comme allant de soi. En conséquence, la sociologie économique n’a pas fait beaucoup mieux que l’économie en ce qui concerne le développement du concept de marché en tant que sujet théorique à part entière, ce qui a provoqué un cas intéressant de développement arrêté du concept de marché au sein de la discipline (Krippner, 2001 : 776 ; Krippner et al., 2004 : 111-112).
44En tentant de trouver une voie médiane entre les conceptions de l’action sous-socialisées et sur-socialisées, Granovetter a fini par adopter l’idée qu’elles partagent toutes deux : la séparation de la société et de l’économie. Ce problème se manifeste par une curieuse symétrie au sein de la discipline : soit les chercheurs étudient les processus économiques en termes sociaux – tournant ainsi le dos à la sphère marchande – soit ils étudient le marché comme une entité théorique à part entière, auquel cas ils excisent tout son contenu social (Krippner et al., 2004 : 112-113).
45Dans cette optique, tant que le marché n’est pas entièrement approprié en tant qu’objet social, une tension continuera d’exister entre les conceptions du social sans marché d’une part, et d’autre part les conceptions de l’économie dont toute trace sociale a été supprimée (Krippner et al., 2004 : 113).
46Beckert (2007) offre une belle synthèse de la manière dont le concept d’encastrement a évolué. Comme mentionné ci-dessus, il souligne que lorsque le concept a été emprunté à Polanyi et adapté par la suite, il a subi une « grande transformation », perdant certains éléments de la notion originale dans le processus tout en en gagnant quelques autres (Beckert, 2007 : 7). Beckert souligne d’autres aspects que nous avons déjà abordés ici également : l’ironie entourant le concept, couplée au fait que Granovetter n’avait pas les travaux de Polanyi en tête lorsqu’il a rédigé son article (Beckert, 2007 : 9-10) ; le fait que le concept introduit par Granovetter est intimement associé à celui de réseaux sociaux (Beckert, 2007 : 8-9) ; et la position dominante de cette dernière interprétation au sein de la NES (Beckert, 2007 : 9).
47Beckert est critique de la position de Granovetter et de l’analyse des réseaux, au motif que
C’est une perspective limitée car une focalisation exclusive sur la structure des relations sociales conduit à négliger le contenu social sous-jacent à la structure observée. En ne prenant pas en compte les attributs des acteurs et des règles institutionnelles, l’analyse des réseaux ne parvient pas à expliquer comment la structure sociale des marchés émerge et pourquoi les réseaux sont structurés comme ils le sont. (Beckert, 2007 : 9)
48De plus, il soutient que le concept d’encastrement n’est pas la meilleure approche sociologique de l’économie. Par conséquent,
on peut se demander si la sociologie doit partir de cette notion comme point d’entrée dans le domaine de l’économie. Ma position est que l' »encastrement » caractérise une réponse générale à des problèmes spécifiques sans identifier les problèmes sous-jacents eux-mêmes. En partant de l’encastrement de l’action économique, nous mettons la charrue avant les bœufs. La première étape à suivre serait d’identifier les problèmes qui peuvent réellement être résolus par une approche centrée sur l’encastrement de l’action économique. Je suggère que nous identifions ces problèmes et que nous en fassions le point de départ analytique de la sociologie économique. (Beckert, 2007 : 10-11)
49LesNES devraient alors prendre comme point de départ les » trois problèmes de coordination » auxquels les acteurs sont confrontés dans les échanges marchands : le problème de la valeur, le problème de la concurrence et le problème de la coopération (Beckert, 2007 : 11-15).
50Pour Beckert, l’attraction exercée par Polanyi sur la NES provient du fait que sa théorie sociale n’implique pas un « concept linéaire de développement. » En d’autres termes, l’encastrement n’est pas une caractéristique séparant les économies pré-modernes des économies modernes. Sur la base de la notion de « double mouvement », le changement social est conceptualisé comme un processus dynamique d’oscillation entre l’encastrement, le désencastrement et le réencastrement. Par conséquent, toutes les économies sont (d’une certaine manière) encastrées (Beckert, 2007 : 19).
51D’après l’analyse qui précède, il devrait être évident que je ne peux pas être d’accord avec cette interprétation, qui – comme nous allons le montrer – s’avère problématique pour Beckert lui-même. En bref, ce que nous avons est l’exact opposé de ce que Beckert envisage : Polanyi ne pourrait être plus explicite lorsqu’il affirme que jusqu’à très récemment – avant l’émergence de l’économie de marché capitaliste – toutes les économies étaient encastrées dans la société. Par conséquent, l’encastrement de l’économie / la contre-réaction défensive / le besoin de ré-encastrement n’est pas quelque chose qui a toujours été là historiquement, mais plutôt un « problème » assez récent. En ne reconnaissant pas – comme d’autres chercheurs de la NES – que la spécificité de l’économie capitaliste réside précisément dans sa désincorporation et en affirmant que « toutes les économies sont encastrées », Beckert se retrouve finalement coincé dans un problème pour lequel il n’y a pas de solution apparente. Voici ses propres mots :
Cependant, ‘l’encastrement’ ne fournit pas une perspective théorique nous informant sur les caractéristiques spécifiques de l’encastrement des économies capitalistes modernes. La forte insistance sur les similitudes des systèmes économiques à travers le temps et l’espace, basée sur la notion d’encastrement, empêche le développement d’outils conceptuels pour aborder les différences entre les configurations économiques et, en particulier, la spécificité de l’organisation des économies capitalistes modernes. (Beckert, 2007 : 19, c’est nous qui soulignons)
52Ces quelques lignes résument en fait ma critique de la compréhension du concept d’encastrement par la NES. Mais restons-en à Beckert : « Cela nous laisse avec une sociologie économique qui n’est pas spécifique en ce qui concerne les changements structurels qui ont lieu dans l’organisation de l’économie avec le développement du capitalisme moderne. Après tout : Toutes les économies sont encastrées » (Beckert, 2007 : 19, c’est nous qui soulignons).
53En bref, Beckert se range du côté de la tendance dominante de la NES, selon laquelle toutes les économies – y compris l’économie capitaliste – sont encastrées. Contrairement à la plupart de ses collègues, il est cependant conscient du problème qui en découle – en fait une contradiction, à mon avis : comment mettre en évidence le caractère exceptionnel de l’économie de marché capitaliste moderne ? Le problème ne se pose pas au sein de la NES, car cette discipline ne reconnaît pas ce caractère unique : l’économie capitaliste est « simplement » une autre économie, sans rien qui la distingue des autres économies du passé. Une fois que les caractéristiques de l’économie capitaliste sont ontologisées, il peut sembler étrange de la qualifier d’économie « désincarnée » – et c’est là l’affirmation extraordinaire, s’il en est une.
54Nous pouvons alors conclure que le concept d’encastrement
a permis de se concentrer sur les processus d’organisation économique aux niveaux méso et micro et a déchargé les sociologues de la tâche d’aborder le développement socio-économique au niveau macro. Nous avons besoin d’une perspective historique si nous voulons comprendre les façons spécifiques dont l’action économique est ancrée dans les institutions et les structures sociales des sociétés modernes. (Beckert, 2007 : 19)
3.3. Évaluation critique
- 11 Sur la différence entre le protectionnisme et le ré-enracinement – qui est également parmi les c (…)
55Les points de vue défendus par Randles (2003), Lie (1991) et Gemici (2008) semblent être de bons exemples des positions dominantes au sein de la NES, nous fournissant un point de départ approprié pour une évaluation critique de celle-ci. Dans The Great Transformation, selon Randles (2003 : 420-421), Polanyi admet que les marchés peuvent être désincarnés ; mais dans « The Economy as Instituted Process », la désincarnation n’est qu’une possibilité (théorique), puisque les marchés sont, d’une certaine manière, institutionnalisés. Lie (1991 : 219-223) nous dit que la « thèse » de l’encastrement, selon laquelle chaque activité et institution économique est enchevêtrée dans les relations et institutions sociales, est une bonne base théorique pour la NES, mais que Polanyi a tort en ce qu’il n’encastre pas le concept de marché. La thèse devrait donc être poussée jusqu’à sa conclusion logique afin que les marchés soient eux aussi intégrés et correctement traités comme des réseaux sociaux ou des organisations constituées par des commerçants. Gemici souligne cette même contradiction et arrive à la conclusion que « toutes les économies sont encastrées puisque la vie économique est un processus socialement institué et organisé » (2008 : 9). Pourtant, il convient également de souligner, afin d’éviter toute confusion, que l’institutionnalisation et l’encastrement ne sont pas synonymes pour Polanyi.11
56L’échange marchand en tant que forme d’intégration se présente comme un modèle institutionnel constitué par un système de marchés de fixation des prix, mais c’est précisément l’action (autonome) de ce mécanisme institutionnel qui provoque la désincorporation de l’économie. Polanyi définit l’économie comme un processus institué comprenant deux niveaux, dont l’un est lié à l’interaction de l’homme avec son environnement naturel et social, et l’autre à l’institutionnalisation de ce processus. Toute économie, quelle que soit sa forme d’intégration dominante, présente ces caractéristiques. Il semble donc évident que Polanyi ne nie nullement cette relation entre l’économie humaine et le système social. Ce qui se passe, c’est que, sous le capitalisme, toutes les considérations, motivations et valeurs sociales sont reléguées au second plan par la primauté empiriquement acquise de l’économie, qui devient autonome de tout contrôle social (conscient). Selon Polanyi, dans une société post-capitaliste – c’est-à-dire une fois que la nature de marchandise fictive du travail, de la terre et de l’argent est abolie – la régulation sociale prendra la forme d’une gestion démocratique et participative du processus de production, par l’intervention d’institutions telles que l’État, les syndicats, la coopérative, l’usine, la commune, l’école, l’église, etc. (Polanyi, 2000 : 290-292).
57On pourrait alors dire que l’économie ne peut être « sociale » si la société – c’est-à-dire les personnes qui la composent et les institutions qu’elles créent – est incapable de la diriger, de sorte que ce sont les personnes qui sont contrôlées et voient leur destin défini par elle à la place. Bien sûr, il existe toujours « un lien entre l’échange économique et un ensemble d’éléments sociaux structurels et culturels dans les systèmes sociaux » (Barber, 1995 : 400). Sous le capitalisme, cependant, ce lien ne prend pas la forme d’une interdépendance, mais plutôt celle de la primauté de l’économie sur l’ensemble du système social. C’est précisément pour cela que Polanyi parle de désencastrement à propos de ce type d’économie.
58Défions Granovetter en disant que s’il est vrai que l’action humaine » est inscrite dans des systèmes concrets et continus de relations sociales » (1985 : 487), ces systèmes sont à leur tour encadrés, et largement déterminés par une économie désincarnée. Ils s’inscrivent dans un cadre de référence plus large, caractérisé par une économie qui échappe au contrôle de l’homme, qui lui est étrangère et qui le domine. Ce n’est pas l’économie qui est encadrée par le système social, mais plutôt le système social qui est encadré par l’économie.
59On peut conclure en affirmant qu’alors que Polanyi propose d’étudier la place de l’économie dans différentes sociétés, la NES affirme que la place et le rôle de l’économie sont toujours et essentiellement très semblables. Tout comme les formalistes du domaine de l’anthropologie économique, la NES finit par commettre ce que l’on appelle le » sophisme économiste « , qui consiste à assimiler automatiquement et sans critique l’économie à sa forme marchande (Polanyi, 1968a).
En guise de conclusion
60La désincorporation de l’économie – c’est-à-dire son détachement de la société – a marqué la montée historique d’un système automatique de marchés de fixation des prix. Dans toutes les sociétés antérieures, l’économie avait toujours été encastrée ou immergée dans le système social (une affirmation qui n’a rien à voir avec le caractère souhaitable, les mérites ou les défauts de ces sociétés). Par conséquent, la nature « encastrée » ou « désencastrée » d’une économie donnée, selon Polanyi, dépend étroitement de la présence (ou de l’absence) d’un système de marchés de fixation des prix, c’est-à-dire du fait qu’il s’agisse ou non d’une économie de marché. Dans la société capitaliste, l’économie prend une vie propre, sans tenir compte de la volonté humaine – et je crois que c’est l’essence même de la « désincarnation ». En ce sens, il est facile de comprendre pourquoi, du moins selon le sens conféré à ce concept par Polanyi, les économies modernes ne peuvent jamais être considérées comme encastrées dans la société, car la « ré-encastrement » de l’économie exige que nous dépassions sa forme actuelle.
61En ne reconnaissant pas la nature unique de l’économie de marché et l’exceptionnalisme absolu du capitalisme dans l’histoire des sociétés humaines, la NES s’éloigne irrémédiablement du sens initialement donné par Polanyi au concept de (dés)encastrement. Comme le note à juste titre Randles, il semble y avoir dans la NES une tendance à
une appropriation secondaire trop fragmentée (et fragmentante) de Polanyi. De nos jours, le nom de Polanyi est souvent utilisé comme une » étiquette » à la mode ou un point d’entrée commode dans une argumentation qui, dès lors, n’a que peu de ressemblance et offre peu d’analyse – de soutien, critique ou autre – de la » totalité » des écrits de Polanyi. C’est peut-être ce qui préoccupe Polanyi-Levitt lorsqu’elle évoque l’abus potentiel de l’héritage de Polanyi. (Randles, 2003 : 418)
62C’était l’intention de Polanyi non seulement d’analyser, mais surtout de critiquer l’économie capitaliste et d’exposer ses effets profondément néfastes sur les humains et la nature. Tout point de vue qui ne prend pas en compte cette dimension critique – en s’appropriant sélectivement un concept et en omettant (par ignorance ?) tout le reste du cadre théorique et analytique de l’auteur, ainsi que la manière dont il se rapporte à ce concept – ne gagnera jamais le droit de revendiquer l’héritage polanyien. C’est pourquoi il est aujourd’hui erroné de dire, dans le contexte de la NES, que » nous sommes tous des polanyiens maintenant » (Beckert, 2007 : 7). Ce malentendu ne fait pas honneur à la mémoire de Polanyi.