Benjamin Rivière
Le héros absurde
Avant la Première Guerre mondiale, le monde n’était pas pleinement conscient de l’ampleur de la capacité de l’homme à détruire et à mutiler. Soudain, dans les tranchées de la guerre, nous avons été témoins de l’horreur de la guerre chimique, des dégâts causés par les bombes et les grenades, et des morts en masse provoquées par les mitrailleuses automatiques. Dans le sillage de cette souffrance sans précédent, nous avons commencé à nous interroger sur la façon dont nous nous définissons, sur notre Dieu et sur notre but. Comment Dieu pourrait-il exister dans un monde aussi moralement désolé ? Abandonnés et mutilés, comment pouvions-nous être l’enfant de Dieu ? Ces sentiments ont incité de jeunes philosophes à comprendre le monde dans une nouvelle philosophie qu’ils ont appelée « existentialisme », donnant à leur époque une perspective moderniste fondée sur une perte de sens.
L’un des principes directeurs de l’existentialisme est que Dieu est soit mort, soit a abandonné l’humanité. Quoi qu’il en soit, ce principe a deux implications importantes. Premièrement, l’homme ne peut plus espérer le salut à la mort, qui est suivie du néant. Deuxièmement, il est en fin de compte responsable de son propre destin dans le monde. Sans la présence d’une entité supérieure intégrée dans la société et la culture occidentales, les existentialistes ont suivi ce raisonnement jusqu’à ce qu’il conduise à la perte du but de la vie quotidienne et de la routine. Par-dessus tout, l’humanité devrait finalement faire face à la mort sans avoir atteint un but plus grand sur terre. Ainsi, dans le vide laissé par la disparition de Dieu et de tout sens du but commué par le christianisme, les existentialistes ont vu « l’absurdité », ou l’absurde.
En 1942, Albert Camus a écrit sur l’absurdité de la vie dans son essai du « Mythe de Sisyphe ». Camus présente Sisyphe comme le portrait du héros absurde. Le mythe grec explique comment Sisyphe a enfreint les règles des dieux en enchaînant la Mort lorsque celle-ci est venue emmener Sisyphe aux enfers. La punition éternelle de Sisyphe aux enfers consiste à pousser un rocher géant en haut d’une montagne, pour le voir retomber sous son propre poids chaque fois qu’il atteint le sommet. Sisyphe est confronté à une tâche absurde car sa tâche perd son sens lorsqu’il prend conscience de la chute inévitable après chaque lutte pour pousser le rocher en haut de la montagne. Inspiré par les mêmes sentiments, le cinéaste français Jean-Luc Godard a adopté le thème de l’absurde dans son film « Pierrot le Fou » qui explore la lutte de l’homme moderne à travers Ferdinand, le protagoniste. Ferdinand se rend compte de l’absurdité du consumérisme et fuit sa maison et sa famille avec son amante, Marianne. Ils vivent ensemble jusqu’à ce que Marianne révèle qu’elle a un autre amant. Ferdinand les tue tous les deux et se suicide. Il tente de se sauver dans ses derniers instants, mais il échoue et meurt quand même. Dans ce document de recherche, j’explique l’accomplissement du héros absurde par Sisyphe, puis je soumets Ferdinand aux mêmes critères du héros absurde tels que définis par Camus : un héros qui réalise et accepte l’absurde, un héros qui est guidé par ses passions et qui valorise la vie par-dessus tout. Ensuite, j’utilise ces héros pour analyser la perspective existentialiste de la liberté de l’homme par rapport aux préjugés de la fausse vérité.
Le châtiment de Sisyphe, qui consiste à faire rouler un rocher en haut d’une colline pour le voir redescendre à l’infini, est un symbole approprié de l’ère moderniste qui a suivi la Première Guerre mondiale. En tant que métaphore de la condition humaine et de l’absurdité de notre expérience, Sisyphe est l’exemple même du héros absurde, car il est capable de reconnaître l’absurdité de la condition humaine, d’abandonner tout espoir, de trouver le bonheur dans la réalité matérielle et, finalement, de trouver un sens à la lutte elle-même. Sisyphe se rend compte que la chute du rocher est inévitable et qu’il est donc inutile de pousser le rocher en haut de la montagne. Il en va de même pour notre propre vie : s’il n’y a pas de Dieu ni de sens cohérent dans l’univers, nos activités quotidiennes n’ont plus aucun sens. Du point de vue de l’univers, notre travail n’a aucun sens, il nous incombe donc de trouver un sens à ce que nous faisons. Tel est le combat de l’homme absurde : exister dans un univers apathique et incohérent tout en aspirant à un sens. Ainsi, Sisyphe et l’humanité sont tous deux confrontés à l’absurde. À ce moment-là, l’homme peut soit accepter la seule vérité – qui est l’absence de vérité – soit faire preuve de « mauvaise foi », définie par Sartre comme « mensonge » et « se mentir à soi-même » (L’être et le néant 329). La plupart des hommes choisissent la mauvaise foi. Cependant, Sisyphe choisit d’accepter l’absurde, transcendant ainsi la prison absurde.
Tout comme la punition de Sisyphe, la société de consommation moderne de Ferdinand devient une métaphore de l’absurdité. Dans cette séquence, Godard démontre la perte de sens de l’interaction humaine ; les hommes radotent sur les voitures et les femmes radotent sur le shampoing tout en poursuivant des relations sexuelles dénuées de sens. Tout est traité comme une marchandise. À cet égard, Godard écrit une critique sociale de la transformation de notre culture en un magazine sur papier glacé, un marché de produits, d’idées, d’attitudes et de comportements – un complexe dans lequel l’homme a perdu son individualité et son but. Ferdinand est un membre du prolétariat et reconnaît l’absurdité de sa société sur le marché. « Les abrutis » que Ferdinand voit au travail ne peuvent pas reconnaître qu’ils sont asservis au même rocher que Sisyphe et qu’ils affronteront la mort sans même avoir réalisé leur absurdité ou sans même avoir vécu authentiquement. Ces drones se trompent eux-mêmes et commettent la « mauvaise foi » sartrienne en ignorant l’absurde, en abandonnant leur conscience et en se convainquant de la vérité dans le consumérisme et de la finalité par l’accomplissement des normes sociales. S’inspirant des mêmes expériences que Camus – l’après-guerre -, « The Sun Also Rises » d’Hemingway présente une perspective différente de l’absurde en se concentrant sur l’amoralité et l’indifférence de l’univers. Les personnages reconnaissent l’absurde mais sont incapables de l’accepter, d’y échapper ou de se tromper eux-mêmes. Au lieu de cela, ils se tournent vers l’alcool et leur dépendance à la drogue est la preuve de leur « mauvaise foi ». Godard présente Marianne comme un contre-pied à Sisyphe. Elle n’est pas non plus un héros absurde car, bien qu’elle soit consciente de l’absurde, elle se perd dans la notion d' »angoisse » de Sartre face à la responsabilité ultime dans un monde sans Dieu – « c’est dans l’angoisse que l’homme prend conscience de sa liberté » (Sartre 29). Dans le clip suivant, Marianne est paralysée par la prise de conscience de sa propre liberté. Dans son incapacité à agir ou à se révolter, Marianne perd le potentiel de devenir le héros absurde. Selon Camus, l’action contre l’angoisse est nécessaire pour devenir le héros absurde car la révolte le définit. Analogue à Sisyphe, Ferdinand s’élève au-dessus de son environnement et accepte l’absurdité de la condition humaine tout en se révoltant. D’un seul coup, il rejette les conventions et la fausse vie que sa femme et son beau-père lui ont construite pour s’échapper avec Marianne. Sisyphe et Ferdinand ont tous deux la capacité de transcender leurs prisons absurdes respectives en reconnaissant continuellement l’absurdité et en acceptant la lutte. L’action de Sisyphe et de Ferdinand est leur manifestation de la lutte absurde parce qu’ils poursuivent leur quête futile de sens. Ce n’est qu’alors que l’homme absurde peut se sentir vraiment libre et heureux – Ferdinand est satisfait de vivre simplement et d’écrire des poèmes au bord de la mer. La signification de la transcendance de Sisyphe et de Ferdinand repose sur la notion sartrienne d' »angoisse » et de « mauvaise foi ».
La première caractéristique du héros absurde est de reconnaître l’absurde. La deuxième caractéristique du héros absurde est qu’il rejette le suicide. Sans sens inhérent à la vie, on pourrait ressentir le désespoir que la souffrance rende la vie sans valeur. Le héros absurde embrasse la lutte et la contradiction de la vie sans but. Camus définit le dévouement absolu du héros absurde à la vie par cet argument philosophique : parce qu’il n’y a pas de vérité ou de cohérence dans l’univers, l’homme absurde ne peut pas avoir de valeurs. Lorsque Sisyphe descend aux enfers et fait face à sa torture éternelle, il commence à ressentir l’absurdité de pousser le rocher en haut de la montagne avec la même fin inévitable. En atteignant le sommet de la montagne, Sisyphe prend conscience de l’absurdité de sa tâche. La décision à laquelle il est confronté concerne désormais un suicide métaphorique. Dans son esprit, il peut choisir de poursuivre sa révolte absurde dans la joie ou la tristesse. Si Sisyphe s’abandonne à l’absurdité, il affrontera sa tâche dans la tristesse et ce sera un suicide métaphorique. Si Sisyphe s’abandonne à la tristesse, il admettra que la souffrance d’une vie sans but rend la vie inutile. Cependant, Camus suggère que Sisyphe conserve la joie sans espoir ni but dans son retour au rocher. Dans ce cas, Sisyphe accepte la contradiction absurde de la tâche et devient le héros absurde. En suivant l’analogie, accomplir cette tâche avec bonheur suggère que Sisyphe, en tant que héros absurde, accepte le vide de Dieu et de but et continue à vivre malgré la souffrance. La dernière ligne de l’analyse de Camus demande que « l’on imagine Sisyphe heureux », suggérant que Sisyphe a trouvé le bonheur dans la lutte et incarne ainsi le héros absurde. Sisyphe démontre la contradiction absurde qui consiste à trouver le bonheur en acceptant sa propre existence dénuée de sens tout en luttant pour lui donner un sens. Son acceptation de la chute inévitable du rocher ne l’empêche pas de se rebeller contre l’inévitable en poussant le rocher en haut de la montagne. Ainsi, la révolte de l’homme absurde est l’évidence et la manifestation de sa lutte.
Ferdinand envisage de se suicider à deux moments distincts du film. Dans les deux cas, Ferdinand a peur de perdre Marianne, révélant qu’il la considère comme son but dans l’existence. Par conséquent, lorsque Marianne l’abandonne, Ferdinand est confronté au dilemme absurde de l’homme moderne qui a perdu le sens de sa vie. Ferdinand s’affirme comme un héros absurde en s’accrochant à la vie malgré sa souffrance et son manque de sens. Pour Ferdinand, se suicider serait admettre que la souffrance fait que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Lorsque Marianne abandonne physiquement Ferdinand, il s’assied sur les rails du train, mais s’enfuit lorsqu’il est confronté au train. Ferdinand est défini par son acte de dernière seconde pour se sauver. Ferdinand se sauvant lui-même est la révolte contre le désespoir et la souffrance. Ferdinand envisage de se suicider une deuxième fois après avoir tué Marianne et la perte de son amour lui rappelle à nouveau l’absurdité de la vie. Ferdinand s’attache des explosifs sur le visage et allume la mèche. Cette fois, cependant, Ferdinand ne peut pas se sauver. Le plan de caméra panoramique qui suit la mort de Ferdinand est symbolique de l’absurdité de la condition humaine. Malgré son combat – émotions, traumatismes et mort – le soleil continue de briller indifféremment sur l’océan bleu. Sa lutte n’a rien accompli. Sans Dieu, il n’y a pas d’entité supérieure pour se sentir responsable ou obligée envers l’homme. Le panorama final est le symbole de l’absurde condition humaine qui consiste à vivre et à lutter avec la même fin inévitable et à affronter finalement la mort dans un univers apathique. Godard répète deux fois la tentative de suicide de Ferdinand afin de souligner l’évolution de Ferdinand vers l’homme absurde. Le train et les explosifs représentent tous deux la mort. Dans ces moments, Ferdinand aura l’épiphanie que la vie sans but est toujours sacrée et qu’il rejettera toujours la mort – des traits qui définissent le héros absurde. Néanmoins, en tentant de se suicider, Ferdinand ne respecte pas les critères du héros absurde définis par Camus. Ce n’est que dans les moments où il tente de se sauver qu’il démontre sa capacité à valoriser une vie sans signification.
La dernière caractéristique du héros absurde est la « passion », telle que décrite par Camus. Cette passion représente le dévouement du héros absurde au présent. Si l’homme est devenu le héros de l’absurde, il a abandonné l’espoir et le but. Par conséquent, l’avenir ne l’intéresse pas. Camus et Godard suggèrent que ce n’est que dans l’état de héros de l’absurde que l’homme peut vraiment apprécier le présent. Sisyphe est défini par sa « passion pour la vie » et sa « haine de la mort ». Il est puni parce qu’il a trompé Hadès en lui permettant de retourner dans le monde. Au lieu de revenir rapidement, Sisyphe a vécu jusqu’à la fin de ses jours sur une plage. Sisyphe est décrit comme un mortel « sage », nous pouvons donc supposer qu’il était conscient qu’il devrait finalement revenir et payer pour son crime. Cependant, il a activement choisi de défier et de rester dans le monde aussi longtemps que possible. À cet égard, Sisyphe est un héros absurde, car il accorde plus de valeur à la vie et au présent qu’il ne craint l’avenir ou même une éternité de torture. Comme le laisse entendre Wallace Stevens dans « Sunday Morning », le paradis n’est pas dans une promesse située dans un futur lointain mais dans l’ici et maintenant. Ce n’est que dans le présent que les émotions règnent sur la raison et la logique. Par conséquent, en tant que héros absurdes, Sisyphe et Ferdinand sont guidés par leurs émotions fugaces.
Après avoir abandonné l’argent et les voitures, Ferdinand vit seul avec Marianne dans un chalet isolé au bord de la mer, dépensant le peu d’argent qui leur reste pour acheter des livres. Il passe ses journées à écrire dans son journal intime ou à lire des livres. Ces actions suggèrent que Ferdinand s’est réveillé d’un sommeil auto-imposé régi par la publicité et les relations prolongées, pour découvrir la beauté du monde. En les mettant en contraste avec son nouveau style de vie, Ferdinand peut se rendre compte des valeurs déplacées de sa société de consommation. Ferdinand dessine la classe ouvrière des « esclaves modernes » à travers un prisme communiste. Cette représentation du prolétariat fait écho au châtiment de Sisyphe ; les prolétaires sont esclaves d’une tâche insignifiante qui ne fait qu’entretenir le complexe de consommation. Par contraste, Ferdinand affiche sa propre liberté en dansant et en chantant avec Marianne. Ferdinand devient spontané, guidé uniquement par son cœur et les éléments. Ferdinand ne peut se fier à la raison en raison du manque de cohérence de l’univers et se tourne donc vers l’émotion. En l’absence de vérité, l’homme n’a que l’expérience humaine authentique pour combler le vide. Dans le clip suivant, un cinéaste américain explique à Ferdinand l’importance de capter les émotions dans l’art, dans son cas le cinéma. . Dans ce cas, la forme d’art du cinéaste est le cinéma et parce que son art capture l’émotion humaine, il est la manifestation du présent. Comme l’homme absurde, Ferdinand est attiré par l’art et commence à écrire des poèmes. La poésie de Ferdinand est un témoignage de ses passions et ainsi Ferdinand a rempli les mêmes autres traits absurdes que Sisyphe. Par conséquent, je traiterai « Pierrot le Fou » comme un testament absurde égal à « Le mythe de Sisyphe » dans l’analyse à venir de la liberté existentialiste.
Dans l’analyse de l’absurde de Camus et de Godard, ils soulignent le caractère aléatoire de l’univers en l’absence de Dieu. Dans l’univers absurde, les occurrences défient la logique et la cohérence. Cet apparent hasard est en fait l’expression de la liberté. Dans le monde absurde, l’affranchissement des rôles, des attentes et de la logique définit la liberté totale. La croyance de Sartre en la « mauvaise foi » est que l’homme évite l’absurde en se convainquant d’une vérité dans l’univers. Camus présente cette fausse vérité comme la logique et Godard présente cette fausse vérité comme la norme sociale. L’homme de mauvaise foi ne possède pas la liberté car sa conscience est l’esclave d’une fausse vérité à laquelle il va ensuite obéir. Ce n’est que lorsque l’homme devient conscient qu’il réalise l’absurde et donc sa propre liberté. Sisyphe est responsable d’un grand nombre des événements absurdes de son mythe. Son acte de défi à la chaîne de la Mort lorsque le dieu vient le chercher pour l’emmener aux enfers démontre son accomplissement en tant que héros absurde de deux manières. Tout d’abord, son acte de révolte contre la Mort prouve sa passion pour la vie, malgré sa perte de sens inhérente. De plus, l’acte de révolte est l’acte ultime de l’absurdité car se révolter suggère d’attacher un sens à la vie. Deuxièmement, si Dieu est naturellement le maître de l’homme, l’acte de domination d’un homme sur un dieu, défie la logique et l’ordre naturel des Grecs. De cette manière, Sisyphe est finalement responsable d’un monde absurde. Un autre acte absurde de Sisyphe est d’exiger de sa femme qu’elle jette son corps nu sur la place publique après sa mort. Après avoir été incapable d’atteindre le monde souterrain, Sisyphe revient à sa femme d’entre les morts et la châtie pour son obéissance. La demande elle-même est complètement dénuée de sens et défie la logique et la tradition des Grecs. Une fois de plus, Sisyphe accepte la responsabilité du monde absurde qu’il crée. Sisyphe reconnaît l’absurdité du monde, et donc l’absence d’ordre. En créant activement ce monde absurde, Sisyphe rejette la domination des dieux grecs sur le monde et affirme la sienne. Le retour de Sisyphe dans le monde naturel pour châtier sa femme pour son obéissance incarne l’homme absurde. Métaphoriquement, Sisyphe rejette la notion d’obéissance car, pour le héros absurde, sans aucune cohérence ou logique de l’univers, la révolte est la manifestation de la lutte. La révolte implique que malgré la conscience d’avoir perdu le sens de sa vie, Sisyphe continuera à travailler et à chercher un sens.
De même, dans l’univers de Godard, Ferdinand est soumis et responsable d’occurrences aléatoires. Lorsque Ferdinand conduit la voiture, il fait exprès de sortir de la route et de tomber dans l’eau, ce qui ruine la voiture. La position de Ferdinand en tant que conducteur est symbolique de la notion absurde selon laquelle l’homme est entièrement responsable du monde. Alors qu’il roule sur la route, Ferdinand refuse de conduire tout droit. Conduire tout droit reviendrait à obéir et, en tant que héros absurde, Ferdinand ressent le besoin de se révolter afin de démontrer sa lutte absurde. Finalement, Ferdinand enfonce complètement la voiture dans l’eau. Le long plan suivant de la voiture qui se noie lentement souligne le défi logique de l’acte de Ferdinand. La mort lente de la voiture nous pousse instinctivement à la sauver. Ainsi, Godard inclut une critique sociale de notre illusion auto-infligée. La voiture n’a absolument aucune signification autre que la valeur matérielle qui lui est attribuée par le consumérisme ; en l’absence de Dieu, l’homme ordinaire a besoin de la logique de la société pour donner un sens à sa vie et l’empêcher de vivre dans le vide. Ainsi, l’homme du commun vit sans liberté et il faut l’acceptation de l’absurde pour le libérer.
De même, Ferdinand se révolte contre les conventions de la société – à savoir l’argent et les valeurs de consommation. Tout d’abord, Godard affirme que Ferdinand existe dans un univers absurde. Godard tourne les scènes dans le désordre et numérote les titres des chapitres au hasard, créant ainsi un sentiment d’incohérence qui reflète l’univers absurde. Il met l’accent sur la dépendance de l’homme à l’égard de la société existante et des normes afin d’assurer son sens malgré l’absence de Dieu. Cette dépendance empêche l’homme d’exprimer sa liberté. Ferdinand devient un contraste avec cette société lorsqu’il abandonne son argent dans l’incendie d’une voiture, ne sauvant qu’une bande dessinée pour enfants. Le simple fait de brûler de l’argent défie la logique de la société et Ferdinand se rebelle contre le marché des marchandises et le consumérisme. L’inversion des valeurs chez Ferdinand symbolise son rejet de la société, alors qu’il n’était autrefois qu’un bourdon sans signification, incapable de reconnaître sa propre absurdité. Le titre de la bande dessinée qu’il sauve est « La Bande De Pieds Nickelés » – une expression française signifiant « ceux qui ne vont pas au travail ». Godard dépeint les personnages de la bande dessinée communément considérés comme des voyous comme des héros et des inspirations pour Ferdinand. Dans la vision sérieuse de Camus, les personnages de la BD se rebellent contre le consumérisme et la société moderne en n’allant pas travailler.
Dans la perte soudaine du sens et du but inhérents à la vie, l’homme absurde transcende sa condition. Les deux personnages deviennent des héros absurdes grâce à leurs traits de caractère : reconnaître l’absurde, trouver le bonheur dans le vide et finalement s’accrocher à la vie. Ces traits permettent au héros absurde d’accepter l’absence d’espoir et de but dans sa vie et donc de reconnaître la tentative consciente de se convaincre de la vérité dans l’univers absurde. En l’absence de Dieu, l’homme ordinaire deviendra l’esclave de sa propre mauvaise foi, du consumérisme et des normes sociétales superficielles, afin d’éviter l’angoisse – le poids terrible – de sa propre responsabilité. Ses actions seront donc dictées par une entité autre que lui-même. Cependant, les héros absurdes, parfois incompris, expriment en réalité leurs libertés par la révolte. Malgré son développement au milieu du XXe siècle, l’existentialisme n’est plus une philosophie dominante. L’exemple de la voiture qui se noie chez Godard offre peut-être une réponse en suggérant que nous sommes incapables d’accepter le poids du vide.
Works Cited
Camus, Albert. « Le mythe de Sisyphe ». Écrits fondamentaux de l’existentialisme. New York : Modern Library, 2004. N. pag. Imprimerie.
Pierrot Le Fou. Dir. Jean Luc Godard. Perf. Jean Paul Belmondo et Anna Karina. Canal Plus, 1965. Disque laser.
Sartre, Jean-Paul. « L’être et le néant ». Écrits fondamentaux de l’existentialisme. New York : Modern Library, 2004. N. pag. Print.
Stevens, Wallace. « Dimanche matin ». N.p. : Poetry, 1915. Print.